Rencontre.

Anneau.
The beginning of the end
L'allégeance

A travers la frondaison, le Rakrarior observait sa proie. Trois jours de traque l'avaient mené jusqu'à une petite clairière où son gibier semblait s'être assoupi. Ce jour-là, il pleuvait. Cette planète avait toujours été humide. Très humide. Mais les éléments se déchaînaient depuis pratiquement une semaine.

Tout avait commencé avec le départ de l'envahisseur. Du jour au lendemain, sans un bruit, en toute discrétion, les étranges petits chasseurs, formant un anneau parfait autour d'Ar'Khe'Na, avaient tiré leur révérence. Non pas en s'éloignant subrepticement ou avec une grosse accélération. Non. Ils avaient tout simplement disparu. De la même façon qu'ils étaient apparus en se matérialisant, ils s'étaient dématérialisés.

Le Rakrarior n'aimait pas trop se creuser la tête. Il n'était pas plus intelligent qu'un autre, mais pas plus bête. Même lui se rendait compte de l'étrangeté de la situation. Un adversaire à la puissance colossale, qui débarque et massacre la fière flotte de défense planétaire, annihile toutes les batteries laser, plasmiques et de missiles, mais ne daigne pas poser pied à terre, laissant intactes toutes les structures non-militaires et, plus important, la planète. Après tout ce cirque, le voilà qui disparaît sans même échanger un dernier tir de laser.

Ainsi, depuis le départ du Gardien p-Yith, Ar'Khe'Na revenait à la vie. C'était comme si la planète avait retenu son souffle devant la présence menaçante de l'Entité et qu'elle pouvait enfin se détendre avec sa disparition. Le vent et la pluie balayaient à nouveau ses sombres marécages, ses bayous putrides et ses forêts d'arbres tortueux. La flore avait repris sa croissance rapide. La faune avait redoublé d'activité.



Les systèmes de communication rakrariors étaient progressivement rétablis. Plongés dans une sorte de brouillard électromagnétique, les écailleux étaient sans nouvelles de la Voie Lactée depuis plusieurs semaines. Même le réseau de communication intra-planétaire était tombé. En attendant que la situation revienne à la normale, les Raks avaient renoué avec les mêmes activités que durant l'ère de la Catastrophe. La reconstruction des défenses planétaires avaient démarré et tous les guerriers suivaient un entraînement intensif au combat au corps-à-corps et aux tactiques militaires. C'était une manière très rakrariore de passer le temps.

Quelques escadrons avaient reçu l'ordre de partir chasser le Korla'cc, afin de ravitailler les bases proches de Krum'Valkar. Le Korla'cc était l'un des plus dangereux prédateurs d'Ar'Khe'Na. C'était un reptile de très grande taille, d'une longueur de treize mètres pour une hauteur de cinq, principalement carnivore. Sans doute un lointain parent du Rakrarior.

Les Rakrariors pouvaient chasser en groupe, mais préféraient largement le faire en solo. Notre Rak avait pisté tout seul son Korla'cc jusqu'à cette clairière. Trois jours sans dormir, sans manger, à boire de l'eau putride, mais toujours aux aguets. Il tenait enfin sa proie. C'était le moment de passer à l'action. Il posa à terre son sac. Défit sa ceinture. Agrippa son arme. Inspira et expira profondément, avant de sauter hors de sa cachette.

Il se retrouva ainsi nez à nez avec... un Rakrarior !

Quelques semaines plus tôt ...

Rhi'An Zhor est là, au milieu de la jungle, genoux à terre. Son poids repose sur trois mains posées sur le sol. La quatrième est collée à son cou, encore endolori par l'injection qu'il vient de recevoir. L'unité robotisée est partie mais son message résonne encore dans le crâne du rakrarior :

"Bienvenue parmi nous mortel, il est temps pour toi de servir.
Et nous avons une mission pour toi"

Quelques minutes plus tôt, Zhor était sur le point de disparaitre à jamais, dans l'indifférence la plus totale. Il avait répondu à un appel qui résonnait au plus profond de son être. Une supplication dont les sources étaient multiples et, selon Zhor, parfaitement incompatibles. Que le cri de désespoir qui vibrait en lui et qui l'invitait à se rendre sur Ar'Khe'Na ait des relents d'Absolu ne cessait de le perturber. Cependant, il sentait que bien plus que sa propre survie en dépendait.

Apres seulement quelques minutes, le corps de Zhor semblait avoir récupéré tous ses moyens. Le rakrarior avait soudainement recouvré toute l'énergie qui l'avait abandonné depuis plusieurs semaines. Son esprit était pourtant toujours perdu. L'Absolu était pour beaucoup de lactéens, lui compris, l'ennemi numéro un. Seulement, le gardien p-Yith lui avait bien fait comprendre que les forces de l'Absolu ne souhaitait pas s'en prendre à Ar'Khe'Na, bien au contraire. Il en avait eu la preuve en arrivant sur la planète mère des rakrariors. Il lui fallait maintenant comprendre ce qu'était le lien entre Ar'Khe'Na et les forces de l'Absolu ...

... et quelle était sa mission.

* * * * *

Rhi'An Zhor venait de passer une semaine éprouvante à traverser les denses jungles et marais d'Ar'Khe'Na. Il l'avait entendu conter plus d'une fois, à quel point la planète mère des rakrariors pouvait être mortelle. Jamais il n'avait imaginer que ce fut à ce point. Chaque être vivant, végétal et animal, semblait vouloir sa perte. La nature toute entière, telle une entité consciente, s'opposait à lui, lui présentant à chaque instant une nouvelle menace. Ainsi, rochers instables, mousses glissantes, sables mouvants et autres émanation de gaz toxiques lui avaient rendu la progression très pénible. A cela venaient donc s'ajouter les plantes : carnivores, empoissonnées et piquantes, certaines d'entre elles magnifiques, comme pour mieux attirer leur proie ; les insectes : rampants ou volants, au gabarit souvent démesuré, et aux couleurs criardes ; les amphibiens et petits reptiles, dissimulés sous une couche de vase ou dans la souche d'un arbre et toujours prêts à se jeter sur une proie inattentive ; et les nombreux animaux de taille plus importante, du Pol'Ak herbivore mais à la charge au combien terrifiante, au féroce Korla'cc, dont l'appétit et l'intelligence évoquait les dragons des mythes terrestres, en passant par le singulier Flip'Klak, mi-singe mi-oiseau dont les ailes griffues pouvait trancher la tête d'un rakrarior en un seul coup.

Plus d'une fois, Zhor aurait pu y laisser un bras, une jambe ou la vie. Initialement, Zhor pensa que dans son malheur, celui d'attirer à lui tous les dangers de la planète, il était plutôt chanceux. Après plusieurs jours à survivre de la sorte, il commença cependant à réaliser que la fortune n'avait rien à voir là-dedans. En lui naissait le sensation que la planète, à sa façon, communiquait avec lui. La planète souffrait et Zhor symbolisait la blessure, l'infection dont elle essayait de se débarrasser. Lorsqu'il comprit enfin cela, Zhor en fut atrocement affecté. Il s'effondra et se mit à pleurer comme un enfant qui voit sa mère mourir sous ses yeux et qui se sait responsable de sa mort. Il resta recroquevillé sur lui-même, adossé à un rocher dans une petite clairière, incapable de faire le moindre mouvement, terrassé par le chagrin. Il ne saurait dire combien de temps il demeura ainsi. Des jours sans doute. Son corps était là, immobile. Son esprit était ailleurs, au plus profond des entrailles d'Ar'Khe'Na, dans chacune des racines de chaque arbre parcourant sa surface, dans chaque goutte d'eau, qu'elle soit de la rosée matinale, de la rivière, du marais, de la pluie ou du nuage, dans chaque pierre, dans chaque brindille, dans chaque être vivant, y compris dans ce Korla'cc.

Zhor ouvrit brusquement les yeux. Le lézard géant se tenait face à lui. Pendant de longues secondes, ils s'observèrent en silence. Zhor inspira profondément et se leva. Le Korla'cc devint plus nerveux et laissa échapper un grondement lorsque Zhor s'approcha de lui. Un instant plus tard, le plus petit des deux sauriens tenait dans ses mains la tête du plus grand. Il colla son front contre celui du Korla'cc et tous les deux fermèrent les yeux.

Zhor avait compris.

Ar'Khe'Na l'avait accepté.

Plusieurs centaines de kilomètres plus haut, l'anneau bleu formé par les vaisseaux du gardien p-Yith avait disparu.

Cela faisait plus de quarante-huit heures que le Rakrarior marchait, sans s'arrêter, en direction de Krum'Valkar. Quelques mètres derrière lui marchait un autre Rakrarior à l'allure étrange. Physiquement, il était très difficile de déterminer son âge. Il semblait vieux, non pas usé par le temps, mais plutôt émoussé comme une lame à la sortie d'une longue bataille. Peut-être était-il malade ? Il l'ignorait. Paradoxalement, son regard était placide et son attitude dénotait une tranquillité et une sérénité hors du commun. Il semblait en complète harmonie avec l'environnement qui les entourait.

Leur rencontre s'était produite il y a deux jours lors d'une partie de chasse. Le Rakrarior buta sur son congénère alors qu'il était sur le point de tuer un Korla'cc. Il fut pourtant bien plus surpris par son attitude que par sa présence dans cette même clairière. L'étrange Rakrarior avait son front littéralement collé à celui de la bête, yeux fermés, comme s'il pouvait communier, ou peut-être communiquer, avec elle ! Pour le chasseur qu'il était, c'était sans doute l'expérience la plus mystique qu'il ait connue. Une expérience qu'il ne pourrait sans doute jamais raconter à ses frères d'armes, sous peine d'être la risée de tout l'escadron.

Dans un premier temps, il demanda à l'étrange Rakrarior de bouger de là, hors de sa ligne de mire. Après quelques secondes, qui lui parurent une éternité, celui-ci ouvrit les yeux, se sépara lentement de la bête, puis fixa son regard sur le chasseur qui braquait son arme sur le prédateur saurien. Il sembla alors murmurer une phrase incompréhensible qui eut pour effet de faire fuir le Korla'cc. Le chasseur ne pouvait tirer, car l'étrange Rakrarior se tenait toujours dans sa ligne de mire et n'avait pas l'air de vouloir s'en écarter. Venait-il de sauver la vie de sa proie ?

Le chasseur, une fois retrouvé ses esprits, s'approcha, furieux, de l'étrange Rakrarior et le couvrit d'injures de toute sorte. "VERMINE ! GORET À ÉCAILLES ! ENCULEUR DE CHÈVRES !!" Après tout, il venait de lui faire perdre trois jours de chasse. Pourtant, ce flot d'insultes ne parut pas l'émouvoir, comme si son esprit était ailleurs. Il se contenta simplement de répondre :

- Krum'Valkar...

Ce furent là les seuls mots qu'entendit jamais le chasseur sortir de la bouche de l'étrange écailleux. Décontenancé, il décida de le guider jusqu'à la forteresse de Rakirma, avec l'inexplicable sentiment que c'était là son devoir. Ils se mirent en route, dans le silence le plus total.

Après de nombreux jours de marche forcée à travers jungles et marécages, les deux Rakrariors arrivèrent enfin à leur destination : Krum'Valkar.

Krum'Valkar est le nom donné à la forteresse du gardien d'Ar'Khe'Na, qui abrite le Trône d'Acier depuis lequel siège traditionnellement le Rakirma. Dans la langue antique rakrariore, ce nom a deux sens selon comment il est prononcé, 'sentinelle de pierre' ou 'montagne qui veille'. L'explication nous est fournie par une très vieille légende qui raconte comment cette citadelle était autrefois une montagne isolée avant que les premiers Rakrariors ne creusent et ne façonnent la roche jusqu'à lui donner sa forme actuelle. Aujourd'hui encore, on ignore où s'arrête la réalité et où commence le mythe. Cependant, plusieurs éléments semblent donner raison à ce conte. Il est par exemple impossible de déceler le moindre bloc de pierre, comme si toutes les tours, les murailles et les bâtiments ne faisaient qu'un. De plus, les murs et contreforts de cette vaste forteresse ont l'air de surgir naturellement du sol rocheux. Cette étrange construction garantit ainsi une solidité à l'épreuve du temps et des guerres.

À chaque fois que le chasseur Rakrarior voyait ce monument, il était frappé par l'aura d'invincibilité qui s'en dégageait. Un sentiment de fierté et d'apaisement l'envahissait immédiatement. Cette citadelle était aussi vieille que la race aux écailles, mais d'année en année, elle semblait encore gagner en robustesse et en taille. Ou n'était-ce là que le fruit de son imagination ? En tout cas, il est certain que pour un non-Rak, le "design" de la forteresse était trop brut, trop sobre, trop imposant, complètement dénué de finesse artistique. Pour un Rakrarior, par contre, c'était de la pure poésie architecturale.

Bien sûr, Krum'Valkar avait évolué avec le temps. Des dizaines d'autres structures en acier, en béton et en Titanium, avait été construites afin de la compléter. Si la place forte dominait de sa hauteur toute la région, casernes, académies militaires, chantiers, entrepôts et, bien sûr, batteries de défense (reconstruites depuis le passage inoubliable du Gardien Yith) l'entouraient de toute part, pratiquement camouflés par la luxuriante végétation qui recouvrait la planète.

Le Rakrarior et son mystérieux compagnon arrivèrent enfin devant les portes de Krum'Valkar. Ils furent accueillis par un détachement armé qui les intercepta peu avant de franchir l'entrée. L'un des gardes s'approcha et prit la parole :

- Halte, Rakrariors ! Déclinez votre identité.
- Brok. Éclaireur à terre. 2ème bataillon. 5ème compagnie. J'accompagne... euh... un frère croisé durant une opération de ravitaillement. Il veut obtenir une audience avec Rakirma.
- Rien que ça ? Comme si notre Rakirma allait...
- Frère, approche-toi.
Le garde s'approcha tout près de Brok.
- Mmmh... qu'est-ce qu'il y a ?
Brok murmura :
- C'est un peu délicat, mais... comment dire... ce Rak a quelque chose de spécial... il a fait des trucs étranges ces derniers jours. Il semble parler aux arbres et aux animaux... et ceux-ci semblent lui répondre... enfin, je crois.
- Tu te fous de moi ? T'es en train de me dire que tu nous as ramené un illuminé et que tu veux le laisser approcher Rakirma ? Je suis à deux doigts de t'arrêter pour trahison !
- Non, tu ne m'as pas compris, frère. Peut-être qu'il est illuminé. Mais de la bonne façon. J'veux dire comme un Abh'Kam, tu comprends ?
- Non, je ne comprends pas.
Le garde étudia alors plus attentivement l'étrange Rak qui demeura impassible et subit sans ciller l'examen visuel. Après un temps anormalement long, comme si le garde ne pouvait détacher son regard du mystérieux visiteur, il dit enfin :
- Mmmh... je vois. Vous pouvez passer.

Trois mois se sont écoulés depuis le départ du "visiteur". Un être à l'ambition obscure, au verbe rare et à la puissance irréaliste. Il envoya ses flottes contre les défenses rakrariores, coupa toute communication, puis sans une déclaration, sans un geste significatif de sa part, s'en retourna chez lui. La Gardien quitta... fuit... ces lieux, telle la main qui s'est trop approchée de la flamme, qui s'est trop approchée d'Ar'Khe'Na 'L'Insoumise'.

Puis, quelques semaines plus tard, ce départ soudain fut suivi par une autre visite d'un autre gardien. Trouvé par un chasseur du clan Orgoloth, il se présenta aux portes de Krum'Valkar, exigeant une entrevue avec le Rakirma. De quel droit pouvait-il prétendre rencontrer l'Arbitre d'Honneur de la race rakrariore en tête-à-tête ? Il n'en avait cure et ses pas semblaient guidés par les Kil'Den en personne.

Ce n'est que lorsqu'il fut introduit dans la salle du Trône d'Acier, et qu'il comparut devant Ryltar, que le Rakirma reconnut l'étrange vagabond. Le Rakrarior qui se tenait là, devant lui, n'était autre que Rhi'An, ZarSak du clan Zhor. Il n'y avait pas de doute, cet écailleux en haillons était bien le guerrier fougueux et impulsif qui avait un jour siégé à ses côtés au sein du Rak'Kirma . A ceci près que ses yeux semblaient désormais voilés, comme si leur regard ne se portait pas ici, mais à des années-lumières de là.

Leur entretien dura des heures ou des jours. Ils abordèrent maints sujets : p-Yith, la Trame, l'Absolu, Ar'Khe'Na, l'ER, la race rakrariore... La discussion fut souvent animée et sans souffrir de pause. Leurs désaccords furent nombreux. Cependant, les deux frères d'écailles étaient condamnés à s'entendre, car leurs buts étaient identiques, même si leurs moyens différaient. Lorsque Rhi'An Zhor quitta la salle du trône, et monta dans un vaisseau mis à sa disposition par les Orgoloth, les deux Rakrariors savaient qu'ils ne se reverraient plus. Ce qu'ils se dirent concrètement pendant leur rencontre ? Nul ne le sait. Les mots restèrent scellés à jamais entre les murs de Krum'Valkar.

C'est pendant qu'il observait, d'un air mélancolique, s'éloigner la navette transportant Rhi'An Zhor que Ryltar reçut la nouvelle qu'il attendait depuis trois mois. Un officier des communications se présenta devant lui :

- Rakirma, nous avons un signal. Les holocommunications sont enfin rétablies.

L'heure était donc venue pour Ar'Khe'Na de sortir de son mutisme et d'affronter de nouveaux défis, de surmonter de nouveaux obstacles, de survivre...


Suite : Every man is a moon ... (Rhi'An Zhor)